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Des deux choses que j’avais commencé à comprendre au cours de l’« interrogatoire », l’une était que David, selon Raimondo, pouvait fort bien être fou. L’autre était que le même David (toujours selon Raimondo), s’il n’était pas fou, devait être un dangereux escroc.
Mais, comme il n’était pas exclu (selon moi) que ce fût Raimondo lui-même qui divaguât, ses soupçons ne m’inquiétaient pas trop. Et même, d’une certaine façon, ils me rassuraient, au moins quant au futur immédiat : je pouvais espérer, au fond, que David dépendît de sa mystérieuse organisation (ou de quoi qu’il s’agît) moins qu’il ne me l’avait dit. Et que, donc, il pût encore décider… Allez savoir…
Je comprenais, quoi qu’il en fût, que, les « révélations à Cosima » pendant la conversation près de la fenêtre, Raimondo refusait de les admettre. C’est pourquoi il insistait pour les confronter soit avec des versions provenant d’autres sources, soit avec l’histoire elle-même telle que je pouvais la connaître.
Une sorte d’oral de baccalauréat, en somme, Raimondo étant l’examinateur et moi la candidate. C’est ainsi que je me revois au cours de cette seconde partie de l’enquête.
d) ARTS ET MÉTIERS
Examinateur : Parlez-moi des métiers, arts ou professions exercés par Silvera avant celui, réel ou présumé, d’accompagnateur touristique.
Candidate : Bien. Donc, à ce que je sais… ou à ce que je puis supposer, car il faut distinguer entre…
E : Ne vous préoccupez pas de distinguer et, avec vos mots à vous, tracez-moi brièvement un tableau général. Les précisions éventuelles, je vous les demanderai moi-même.
C : D’accord. Donc : dirigé par sa famille vers les études talmudiques, Silvera, tempérament inquiet et dubitatif, les abandonne bien vite sous l’influence entre autres de Spinoza, qu’il rencontre à Rijnsburg. Non pas qu’il le rencontre vraiment, bien entendu. C’est seulement qu’en passant par Rijnsburg, où Spinoza a habité, il…
E : Mademoiselle, je vous ai déjà dit que je vous demanderais moi-même d’éventuelles précisions. Poursuivez, s’il vous plaît.
C : Dirigé vers les études talmudiques, comme je disais, il les abandonne pour celles d’art dramatique et trouve temporairement un engagement dans une petite troupe de Brooklyn qui fait des tournées sur la côte Est, comme le dit mon manuel à la page 80.
E : Bien, continuez avec vos mots à vous, ne me répétez pas comme un perroquet votre manuel !
C (piquée) : Comme vous voudrez. Donc, il… Enfin, ayant abandonné aussi le métier d’acteur ambulant parce que attiré par celui, plus lucratif, de commis voyageur, il continue de vagabonder dans divers pays, tantôt comme représentant en bijoux de fantaisie – c’est ce que dit le livre page 17 – tantôt comme vendeur d’encyclopédies, ce que je déduis de ses vastes connaissances dans tous les domaines du savoir.
E : Bien. J’apprécie cette déduction.
C (encouragée) : Du fait, d’autre part, qu’en abandonnant la Reine de la mer Ionienne il ait emporté les fonds d’urgence de l’Imperial Tours, je déduis aussi qu’à force de changer de métier, de vivre d’expédients, son sens moral est allé s’altérant : qu’il s’est détourné, je ne dis pas du droit chemin, parce que son chemin n’a jamais été « droit », mais de ces principes qui devraient toujours…
E : Très juste. Sauriez-vous me décrire les étapes de ce dévoiement ?
C : Eh bien, il pourrait avoir commencé avec cette fausse pièce dont, faute d’avoir jamais réussi à la refiler à personne, il a fini par me faire cadeau.
E : À vous ?
C : À une certaine dame, disons. Sous l’influence néfaste de Fugger, d’autre part, le voilà qui s’engage dans une activité bien plus louche et dangereuse, comme la contrebande de drogues. Mais les dangers ne l’ont jamais effrayé, comme le démontrent les innombrables cicatrices dont il est fait état page 115.
E : Des blessures de guerre, selon vous ?
C : Au moins en partie. Sur la liste de ses métiers vagabonds, en effet (sans parler de sa possible appartenance aux services secrets israéliens), ne doit pas manquer celui de mercenaire, de soldat d’aventure.
E : Et de quoi le déduisez-vous ?
C : Du fait que Silvera, page 140, dit savoir faire quantité de petits travaux domestiques – repriser les chaussettes, recoudre les boutons, et même réparer les chaussures – caractéristiques du soldat et du mercenaire en particulier.
E : En ce qui concerne les chaussures, cela ne vous suggère-t-il pas autre chose ?… Ne se pourrait-il que Silvera, outre l’étude du Talmud, ait été orienté vers le métier de cordonnier et, au moins pendant quelque temps, l’ait effectivement exercé ?
C : Je n’y avais jamais songé.
E : Songez-y maintenant.
e) CORDONNIER ET GENTILHOMME
C : Non, tout bien considéré, il me semble impossible que quelqu’un comme Silvera ait jamais été cordonnier. Avant tout parce qu’il n’est pas homme à se fixer jamais quelque part, et puis…
E : Mais nous considérons l’hypothèse que ce soit là son premier et véritable métier, après quoi…
C : Je l’exclus tout de même, dans la mesure où pareil métier ne s’accorde pas du tout avec le personnage.
E : Pourquoi ?
C : Mais parce que la figure de Silvera, en dépit de tout possible dévoiement, reste celle d’un gentilhomme ! Et un cordonnier, c’est inutile, je ne peux…
E : Parce que vous raisonnez selon les critères snobs et, si vous me permettez de le dire, provinciaux de votre milieu restreint. Dans des milieux plus ouverts et dénués de préjugés, les activités artisanales, comme celles du cordonnier et du maréchal-ferrant, du forgeron, du menuisier, non seulement n’ont pas et n’ont jamais rien eu de bas, de malséant, mais s’accompagnaient souvent d’autres études et des activités créatrices les plus diverses. Savez-vous que Spinoza, quels qu’aient été ses rapports avec Silvera, était aussi opticien ?
C : Oui, mais une chose est d’être opticien (et du reste Spinoza, pour autant que je sache, fabriquait surtout des lentilles pour des microscopes et des télescopes), une autre…
E : Alors pensez à Hans Sachs, le célèbre poète-cordonnier, ami de Dürer et de Luther, qui étudia parallèlement le latin, la flûte et le ressemelage des chaussures, inspirant à Wagner ses Maîtres chanteurs de Nuremberg. Ou au cordonnier de Dresde qui donna l’hospitalité à Goethe en 1767, lui fournissant le modèle de son ewige Jude et plus tard, même, de Faust. Ou à Shi le charpentier, honoré de toute l’antiquité chinoise !… Et le fils du charpentier de Nazareth, qui apprit et exerça lui aussi le métier paternel ? Vous ne me direz pas que, pour autant, il n’était pas un gentilhomme ?
C : Mon Dieu, le Christ est une chose…
E : Et Silvera en est une autre ? Jusqu’à un certain point, mademoiselle. Jusqu’à un certain point. Mais venons-en maintenant au problème de la langue, ou, pour mieux dire, des innombrables langues que Silvera aurait apprises au cours de sa vie.
f) LE PROBLÈME DE LA LANGUE
(N B : Ici la candidate, malgré les exhortations de l’examinateur, répète souvent comme un perroquet les phrases de son manuel. Certaines de ses réponses sont pour cette raison omises ou abrégées.)
E : Que pouvez-vous me dire de sa langue maternelle ?
C : Rien. C’est-à-dire qu’à la page 80 il affirme… (omissis). D’autre part, son nom de famille indiquerait une origine séfarade, autrement dit espagnole ou portugaise. Mais cela ne nous dit rien de sa langue maternelle, naturellement, non plus que le fait qu’il soit né aux Pays-Bas et que son prénom soit David.
E : David et rien d’autre ?
C : Oui… C’est-à-dire, non. Il me semble me souvenir que sur son passeport, page 54… (omissis). Ashver, en italien, ce serait Asvero ?
E : Oui, ou Assuero, du babylonien Ahzhuer. C’est un nom qui s’est répandu parmi les juifs en conséquence de la captivité à Babylone, justement. Mais, à vous, cela ne vous rappelle-t-il rien d’autre ? En Occident, sa graphie la plus commune est Ahs-verus, ou Ahasvérus.
C : J’ai bien étudié le problème de la langue, mais en onomastique, malheureusement, je suis peu préparée.
E : Dommage, car la question du nom et celle du métier sont étroitement liées. N’avez-vous jamais entendu parler d’un cordonnier du nom d’Ashver, Asvero ou encore Ahasvérus ?
C : Il ne me semble pas. En tout cas, dans mon livre, il n’apparaît pas.
E (irrité) : Mais il apparaît dans le mien !… Et maintenant, dites-moi comment ferait Silvera, selon vous, pour connaître toutes les langues qu’il prétend connaître.
C (interdite) : Comment ça, « prétend » ? Mais si dans tout le livre, du début à la fin, il… (omissis).
E : Je le sais, je le sais : toutes les langues occidentales, pratiquement, et les orientales, de l’hindi au chinois ; bon nombre de langues australes, à ce qu’on me dit ; et, quant aux africaines, je l’ai entendu de mes propres oreilles… c’est-à-dire, un certain Raimondo, au fameux dîner chez Cosima, l’a entendu de ses propres oreilles plaisanter en swahili avec le Maure Issà tandis que ce dernier lui servait la salade. Vous paraît-il possible qu’une seule personne ait pu apprendre tout cela ?
C : Eh bien, en quarante-cinq ans, pour quelqu’un qui a toujours couru le monde…
E : En quarante-cinq ans ? Mais une vie entière n’y suffirait pas ! Deux n’y suffiraient pas ! Dix n’y suffiraient pas !… Ce qui nous amène au problème fondamental.
C : Qui serait… lequel ?
E : Mais le problème du temps, mademoiselle !
À cet endroit, l’examen – ou l’interrogatoire – subit une interruption soudaine, après laquelle son cours s’inversa ; la scène changea du tout au tout. Mais la raison de ce retournement ne fut pas le coup de téléphone de Chiara. Chiara téléphona plus tard. La raison en fut la brusque mise en lumière, opérée par Raimondo, du problème fondamental du temps.
Comment avais-je fait pour ne pas m’en apercevoir, pour ne pas le comprendre plus tôt moi-même, qu’il était « fondamental » au sens où tout s’y ramenait et où tout en dépendait ?
Et pourtant, le temps avec ses menaçantes pyramides, le temps maudit qui désormais pressait, harcelait, précipitait irrésistiblement vers la fin, je l’avais trouvé devant moi dès le début, sous toutes ses formes, sous tous ses aspects trompeurs. Je m’étais pris les pieds dans ses fils innombrables à chaque pas, du campo S. Bartolomeo à ceux de S. Stefano et de S. Giovanni in Bragora, du pont des Guglie à la Sacca della Misericordia et à l’enchanté campiello dell’Abbazia, au ponton désolé de S. Mar-cuola… Et j’en avais encore parlé, discuté jusqu’à la minute précédente à propos des choses les plus diverses : navigations lagunaires et transports terrestres, fresques et architecture égyptienne, contrebande de drogue ou de « substances » (maintenant seulement, je comprenais la différence !), métiers ambulants ou non, visite (non pas touristique ! non pas organisée !) à une maison des environs de Leyde, difficultés d’apprentissage du chinois et du swahili…
Mais je n’avais jamais fait le lien. Je ne m’étais jamais dit : tous les mystères de ton mystery man se réduisent, au fond, à un seul.
À cet instant, en revanche, après la minutieuse récapitulation à laquelle j’avais été contrainte, et avec l’aide des obscurs, sporadiques indices que Raimondo m’avait fournis par ses questions, cet unique rappel avait suffi. Ce fut comme si le mot « temps », dans mon cerveau engourdi, avait fait fonctionner l’interrupteur général de la lumière.
Dix, cent ampoules s’allumèrent simultanément, éclairant des chemins par où j’étais déjà passée et repassée, mais comme en pleine nuit, sans voir où je marchais ; des frontières que j’avais déjà traversées, mais en aveugle, comme dans un tunnel ; des pièces que j’avais déjà visitées, mais comme dans l’obscurité, sans apercevoir quels gens ou quelles choses elles contenaient. La bibliothèque même où nous étions assis depuis je ne savais plus combien de temps, il me sembla la regarder alors pour la première fois, bien que je me souvinsse d’avoir promené un regard soupçonneux autour de moi, d’abord, avec l’idée que les mystérieux informateurs de Raimondo pouvaient s’y cacher encore. Et c’était à ce moment seulement que je m’apercevais qu’ils y étaient vraiment.
Du reste, à propos de bibliothèques, je dois aussi dire que je ne suis pas, après tout, aussi oublieuse ou ignorante qu’on me juge parfois, ou que je me juge moi-même, pour tout ce qui n’a pas trait à ma profession. Il y a beaucoup de choses que, plus ou moins vaguement, je sais. Mais souvent, tout à fait comme aux examens, il suffit que quelqu’un me les demande expressément pour les abolir de ma mémoire. Ainsi en avait-il été lors de l’« examen » conduit par Raimondo. Que la famille Fugger, par exemple, fût « bien connue à Venise », je le savais, et pour me le rappeler il m’aurait suffi de la relier au Fondaco dei Tedeschi. Mais je ne fis pas le lien. Qu’un certain Ahasvérus eût été cordonnier, je le savais aussi, et je m’en serais souvenue au moins confusément si je l’avais seulement associé à un surnom que Raimondo m’avait cité en allemand. Mais (sans doute aussi parce que je connais très peu l’allemand) je n’avais pas fait le rapprochement. Alors que maintenant, après le déclenchement de l’interrupteur Temps, ces connexions ou ces relais défectueux se mettaient en marche et chaque question trouvait sa réponse, chaque tesselle de la mosaïque prenait sa juste place, et des détails même minimes, de petits incidents que j’avais négligés ou des allusions auxquelles je n’avais pas attaché d’importance (comme la plaisanterie de David quand – à la page 90 de mon manuel imaginaire – j’avais avoué avoir « un petit peu plus de trente ans »), acquéraient tout à coup une signification éblouissante.
Je vis que Raimondo me fixait des yeux avec une sorte de désolation compatissante, et je devinai, je reconnus, comme si je m’étais regardée dans un miroir, l’expression peinte sur mon visage : c’était la même que j’avais vue hier sur celui de Cosima, à un moment donné de sa longue conversation à la fenêtre.
Je me levai, fis quelques pas à travers la bibliothèque, et restai moi aussi un long moment, comme hébétée, devant une des grandes fenêtres, remarquant par automatisme un vol de pigeons, la fumée grise d’une cheminée, le fait que le ciel s’était éclairci et que maintenant il ne pleuvait plus. Puis, j’allais vers le bureau où Raimondo avait laissé les Sonnets de Shakespeare, et où d’autres de ses témoins occultes, de ses mystérieux informateurs, s’amoncelaient encore dans le désordre.
Je vis l’autobiographie de Goethe et des ouvrages d’autres auteurs germaniques, connus et moins connus, à côté de l’Évangile selon saint Jean ouvert à la dernière page…
Je remarquai, entre l’Histoire d’un bénédictin irlandais et un précis de folklore espagnol, des Chroniques florentines et siennoises du treizième siècle, le recueil des poèmes de Wordsworth, un drame du nouvelliste danois Hans Christian Andersen…
J’ouvris et feuilletai pour finir un roman français, illustré par Doré, dont le titre courait sur la couverture en grands et fantaisistes caractères romantiques, contournés au point d’être presque illisibles. Mais c’était un titre que je connaissais, auquel je m’étais attendue, et il ne me fut pas difficile de déchiffrer le surnom présumé de Mr. Silvera, bien que Mr. Silvera eût nié avoir jamais eu de surnoms.
Je revins m’asseoir à côté de Raimondo, qui n’avait pas bougé.
— Et maintenant que tu m’as dit qui il est…, prononçai-je.
Il m’interrompit d’un geste, me regarda, plus compatissant que jamais.
— Non pas « qui il est », dit-il. Je t’ai seulement dit qui il veut faire croire qu’il est.